L'Usine Nouvelle - 30 Octobre 2003

POUR MIEUX VIVRE SA VIE PROFESSIONNELLE

Je travaille avec des collègues étrangers

Votre homologue japonais opine du chef mais ne vous rend pas le rapport que vous attendiez. Normal. Par ce geste, il se contente juste de dire qu'il a entendu. Comment surmonter les incompréhensions? En prenant le temps de mieux connaître la culture de l'autre. Mais pas question de l'enfermer dans un stéréotype ou d'adopter complètement ses rites. Pour communiquer au mieux il faut imaginer des stratégies d'ajustements progressifs.

SIX CONSEILS POUR ABSORBER LE CHOC DES CULTURES

  • Faire exprimer d'emblée les différences culturelles.
  • Ne pas hésiter à répéter plusieurs fois pour être sûr que l'interlocuteur comprendra parfaitement le sens de son exposé. > Ne jamais considérer qu'une méthode de management est universelle.
  • Faire preuve d'humilité et d'empathie envers l'autre.
  • Ne pas surestimer les différences culturelles par rapport à d'autres différences (liées aux générations, aux secteurs, aux métiers ou aux cultures d'entreprise...). > Mettre au point des modes opératoires communs et s'y tenir.

Prendre acte des différences. « Merci de bien vouloir désinfecter mon bureau avant mon arrivée. » Cet ordre péremptoire tombe dans les bureaux français d'un grand groupe international. Il émane des Etats-Unis, d'un futur patron de division. Consternation parmi les salariés. Et belle occasion de méditer sur la dimension interculturelle du travail, ses contraintes, ses servitudes, ses incompréhensions. À l'heure des déploiements à l'étranger, des fusions transnationales et des équipes mondialisées, comment navigue-t-on entre stéréotypes et codes culturels ? Pas simple. Au-delà du discours lénifiant sur les vertus de l'enrichissement par la différence, la cohabitation entre collègues chinois, finlandais ou belges n'a souvent rien d'une partie de plaisir. Les susceptibilités se heurtent. L'incompréhension menace. En fait, ce qui est choquant pour un individu est toujours le fruit d'une norme liée à sa propre culture. Exemple : face à un patron américain réputé direct et franc - traduire en français « brutal et dénué sentiments » - le cadre français contraint de collaborer risque de prime abord de ne percevoir que l'aspect négatif. Et d'éprouver méfiance ou hostilité. «Travailler avec des étrangers c'est se coltiner des différences culturelles fortes, rappelle Marc Raynaud, directeur associé chez Inter cultural management associates (ICM). Les rites, les codes et les méthodes de management propres à chaque nationalité peuvent souvent se révéler assez éloignés. Il y a quelques années, l'un de mes clients français au Japon était persuadé que ses employés nippons le considéraient comme un père. Assez fier de lui au demeurant, il ne s'était pas demandé ce que signifiait la paternité dans ce pays. » Première précaution : lorsqu'un nouveau venu, d'une autre culture, débarque dans l'équipe, il est impératif de comprendre d'où il vient, qui il est, connaître ses attentes, ses craintes, la façon dont il aime travailler. Ce préalable déterminera l'osmose au sein du groupe. Régulièrement sollicité par de grands groupes internationaux, Marc Raynaud, pour mettre du liant au sein d'équipes multiculturelles fraîchement constituées, invite d'emblée chacun des participants à se présenter par le biais
du dessin. Une méthode ludique qui a le mérite de dépasser les problèmes linguistiques, de rassurer les timides et de dédramatiser les différences.

 

TENDANCE - LES CADRES SONT PEU PRÉPARÉS POUR L'AVENTURE

Les barrages culturels sont très peu pris en compte dans la formation des cadres.

Formation insuffisante. Afin de gérer au mieux les équipes multiculturelles, certaines entreprises proposent à leurs cadres des formations spécifiques. Mais celles-ci sont d'une insuffisance notoire tant qualitativement que quantitativement. Une étude récente menée par les universitaires américains Black et Gregersen a révélé que, sur 220 managers américains expatriés au Japon, en Corée et à Taiwan, 25 % seulement avaient reçu une formation. Et ces derniers la jugeaient « très courte dans le temps et peu associée à l'adaptation au travail ou aux conditions générales de vie.»

Seulement des cours de langue. Même constat de l'universitaire Jean-Luc Cerdin, dans son ouvrage « Lexpatriation » (Editions d'Organisation, 2002). Sur 293 cadres français expatriés, 58,9% lui ont confié n'avoir suivi, avant le départ, aucune formation interculturelle. Parmi les personnes formées, 83,2 ont reçu un enseignement aux langues. Mais seuls 10% ont assisté à des programmes d'assimilation. « Bien souvent les formations en interculturel manquent de rigueur, se limitant généralement à des cours de langues, estime l'universitaire. Ce qui est insuffisant, notamment dans des pays considérés comme culturellement "durs". »

Créer des modes opératoires précis. Une fois les différences culturelles reconnues et exprimées, il est impératif de mettre en place des modes opératoires et des pratiques communes. Dans l'organisation des réunions, les processus de prises de décision ou la gestion de la relation hiérarchique, des règles du jeu, collectivement fixées, neutraliseront les frictions. «Un Japonais et un Français n'attendent pas la même chose d'une réunion. Pour le premier, elle doit sanctifier la décision née du consensus et permettre de passer à l'exécution. Le Français, lui, privilégie le débat et tente de faire passer ses idées », explique Daniel Haber, président de France Pacific Consultants, spécialiste de l'Asie. Dans une société franco-allemande, spécialisée dans les réseaux d'eau, deux perceptions des réunions s'opposaient. Du côté germanique, elles étaient vécues comme une perte de temps, des moments de palabres ; dans les rangs français, en revanche, on estimait qu'elles validaient des décisions déjà prises. Chaque camp a donc dû consentir des sacrifices. Désormais les rencontres se déroulent en deux temps : celui de la discussion à bâtons rompus « à la française » et celui de la décision « à l'allemande ».

Eviter de réduire l'autre à un stéréotype. Ménager les susceptibilités interculturelles est légitime. Mais gare à ne pas vous enfermer dans les stéréotypes, voire les caricatures! Un Allemand au sein d'une équipe de Méridionaux ne sera pas forcément le plus rigide. Un Brésilien au milieu de Nordiques ne sera pas systématiquement le moins rigoureux.
«Le management d'équipes multiculturelles revient à apprécier chacun pour ses compétences intrinsèques, en sortant des ornières des préjugés. Paradoxalement, l'enrichissement réciproque revient à constater et à accepter que nous ne sommes pas si différents les uns des autres », note Olivier Furnon. Ce cadre de Michelin sait de quoi il parle. Il s'occupe de la gestion de carrière des cadres à la direction du personnel du groupe après avoir dirigé l'Usine de Karlsruhe en Allemagne (de 1998 à 2003). «Prenons la question de la motivation professionnelle, que l'on soit Chinois, Français ou Africain, que l'on évolue dans un pays pauvre ou dans un pays riche, les mécanismes et les leviers sont similaires, analyse-t-il. Partout dans le monde, la reconnaissance est un outil de management capital. Mais, bien sûr, son expression et sa forme doivent être adaptées au contexte local: dans certains pays asiatiques, un repas de Noël dans un bon restaurant, avec les conjoints, risque de susciter l'incompréhension. » Claude Desjardins, associé chez Secor, cabinet québécois spécialisé dans le conseil et stratégie en management en arrive aux mêmes conclusions : « Les dimensions nationales ou culturelles peinent souvent à caractériser des différences de comportement». D'autant plus qu'interfèrent les cultures de métiers, de secteurs, et les styles de management (les consciencieux, les compétitifs, les théâtraux, les introvertis, les autoritaires...) « La seule chose qui importe est d'accepter que son modèle de management n'ait pas une dimension universelle », conclut Claude Desjardins.

 

Patience et pédagogie. Une fois les présentations faites, la cohésion et l'harmonie de l'équipe dépendront du degré de patience et de pédagogie de chacun des membres. Mais aussi du degré de sensibilisation du manager aux subtilités de l'exercice. Conseil pratique : à chaque étape d'un projet, bien vérifier que tous les collaborateurs sont sur la même longueur d'ondes. «Dans des grosses structures internationales comme la nôtre, l'anglais est la langue de travail. Mais les non
anglophones n'en maîtrisent pas toujours toutes les nuances. Et risquent la confusion. Ils ne doivent donc pas hésiter à faire répéter leurs interlocuteurs autant de fois que nécessaire», confie Magaly Poirot, qui travaille au sein du Département mobilité internationale chez Airbus à Toulouse, où cohabitent une cinquantaine de nationalités. Saisir les subtilités de la communication non verbale est tout aussi utile. « Lorsqu'un Japonais acquiesce de la tête après un ordre ou une remarque, il ne signale pas qu'il va s'exécuter. Il se contente de prévenir qu'il vous a compris », constate Frédéric Adida, coach et président de l'Institut Assaté (« après-demain » en Japonais), spécialiste du management au Japon. Eric Lepleux, 37 ans, directeur général France de Singapour Airlines, qui a passé dix ans à Singapour et a animé plusieurs équipes multiculturelles (Américains, Français, Japonais...), confirme la nécessité de se délester de réflexes latins. La seule solution pour faire accepter son management, notamment aux asiatiques. «Les Français ont tendance à s'énerver - parfois violemment -lorsque la situation leur résiste ou si les résultats ne viennent pas assez vite. Or, pour un asiatique, qui ne doit, ni ne peut, perdre la face, ce type de colère relève du casus belli. » Bref, dans un contexte de diversité culturelle, il est impératif de privilégier l'écoute, la reformulation. Mais, en aucun cas, imposer une conclusion sans
recueillir l'adhésion de chacun. Le conseil de Marc Raynaud : « Lorsque le manager pense avoir trouvé LA solution géniale, il doit toujours se demander : "Qu'est-ce que ce type de décision signifie pour l'autre ?", "Ne vais-je pas trop vite en besogne ?" On risque d'allonger le processus de décision. Mais c'est la clé du succès. »

 

FRANÇAIS AMERICAINS : CE QU'IL FAUT SAVOIR

Quatre clés pour mieux se comprendre sont proposées par Pascal Baudry, professeur, consultant et chef d'entreprise, auteur de « Français et Américains, l'autre rive », Village Mondial, 2003.

  • La culture française est implicite contrairement à la culture américaine qui est explicite. L’excès d'implicite est souvent considéré par les Américains comme obscur ou « politique ». A l'inverse, être trop explicite peut être perçu par les Français comme relevant de la naïveté ou de l'impolitesse.
  • Les Américains ont tendance à aller directement au but, en éliminant tous les détails qu'ils jugent accessoires (« low context »). Les Français, en revanche, sont friands d'informations afin de fonder leurs décisions sur un grand nombre de facteurs (« high context »), les obligeant ainsi à prendre plus de temps pour trancher.
  • Les Américains sont généralement plus ouverts aux risques. Ils préfèrent essayer et apprendre de leurs erreurs. A l'inverse, les Français, constamment critiqués durant leur jeunesse (éducation), ont tendance à être plus perfectionnistes et moins portés vers l'inconnu.
  • Alors que les Américains sont monochrones (une chose à la fois et un temps pour chaque chose), les Français seraient plus volontiers polychrones. Leur attention pour plusieurs choses ou plusieurs personnes à la fois pourrait expliquer leur moindre respect des « deadlines » et leur attention plus aléatoire aux contraintes de l'agenda.

 

Rester soi-même. Alors, faut-il délibérément ignorer les préjugés et les stéréotypes interculturels ? Pas totalement. Ils contribuent à mettre de l'ordre dans nos perceptions. Mieux vaut les apprivoiser, chercher à en cerner l'origine, à travers l'éducation, la religion, l'histoire du pays et sa structure familiale. «Récemment en préparant un Français à occuper un gros poste de management en Pologne, je lui ai conseillé, avant toute chose, de lire l'histoire du pays», note Marc Raynaud d'ICM. Un préalable indispensable. Et éclairant. Vous jugez excessive l'attitude amicale des Américains ? Savez-vous qu'elle trouve sa source dans le modèle des ancêtres pionniers ? Aux Etats-Unis, chacun voulant s'assurer du soutien de l'autre, on apprend dès son plus jeune âge à se montrer accessible et souriant. Au risque de passer pour un grand enfant aux yeux des européens ou des asiatiques ! S'il est précieux de décoder de telles pratiques culturelles, il convient néanmoins de rester soi-même. « Sinon, tout le monde joue à cache-cache, analyse Daniel Haber. Par contre, les jeux de rôle ont leur utilité. »
Et pour cause ! En se mettant à la place de l'autre on comprend mieux de quelle manière le vécu conditionne les attitudes.

ERIC DELON

« Français et Américains, l'autre rive », par Pascal Baudry, Village Mondial, 224 pages, 22 euros.