Le Bien Public - 26 janvier 2004

Les raisons d'une incompréhension

Consultant et auteur du best-seller « Français et Américains, l'autre rive » (1), Pascal Baudry donnera ce soir une conférence à l'École supérieure de commerce de Dijon (2). En avant-première, il évoque pour le Bien public-les Dépêches les quatre thèmes qu'il abordera.

Le Bien public-les Dépèches. - Quels sont les problèmes particuliers posés par la rencontre entre un Américain et un Français en général et au sein de l'entreprise ?

Pascal Baudry - Ils sous-estiment souvent l'ampleur de leurs différences culturelles, ce qui conduit à des malentendus. Centré sur la tâche et le résultat, l'Américain essaye d'éliminer tout ce qui n'a pas trait au sujet, alors que le Français essaye de construire une relation en y incluant tout ce qui peut lui permettre de bien appréhender la question en élargissant la vue qu'il a du problème. Il y a là deux discours décalés, deux intérêts divergents...

Ensuite l'Américain avance dans l'action et fait ce qu'il a dit, alors que le Français cherche à garder toutes les marges de manoeuvre possibles, y compris celle qui consiste à revenir en arrière. L'Américain est très respectueux du droit (sauf parfois à l'international), des engagements pris et du process, le Français essaye d'échapper à l'application du droit et préfère réinventer la roue plutôt que d'appliquer un process déjà défini et appliqué par d'autres. D'où une incompréhension la plus totale !

A l'international, l'Américain a tendance à être dominateur, ce qui est insupportable au Français. Autre point, l'Américain est très explicite. 1l dit ce qu'il veut dire, alors qu'avec le Français, plus implicite, il faut lire entre les lignes. Enfin, le Français privilégie la relation verticale, hiérarchique et statutaire héritée de l'Ancien régime, alors que l'Américain, focalisé sur le travail à accomplir, essaye de traiter les choses d'une manière plus horizontale, en privilégiant le résultat et sans cette relation de droit divin entre le patron et l'employé...

BP-LD. - Pourquoi les Américains concentrent-ils leurs activités professionnelles sur la tâche et les Français sur la relation ?

P.B. - Les Américains sont conditionnés « à faire » dès leur plus jeune âge. Dans un jardin d'enfant des USA, la mère dit à son enfant « Go and have fun », « vas-y et amuse toi ». Lorsqu'il revient en pleurant parce qu'il s'est fait mal, elle le réconforte brièvement sur un ton neutre, lui explique quoi faire la prochaine fois sur un ton optimiste et lui explique « You can do it », « tu peux le faire »...

En France, la mère commence à poser des limitations à son enfant : « garde ton manteau, tu vas prendre froid, attention à ne pas te salir, ne pars pas trop loin »... Quand il revient en pleurant, elle insiste avec d'autres limitations : « c'est toujours pareil avec toi... reste ici que je te surveille... » Le « Go » du petit Américain, c'est l'expulsion, la projection dans la réalité. Même s'il ne le souhaite pas, l'enfant est obligé d'apprendre à se débrouiller tout seul. Le Français reste, lui, dans un état de fusion, confortable certes, mais qui l'interroge sur sa capacité à être indépendant. De temps en temps, par foucade et pour se rassurer, il va résoudre un problème insoluble, être très créatif, se mettre en grève... puis, une fois rassuré, va revenir chez Maman, et redevenir très prévisible. Ces oscillations là sont incompréhensibles pour les Américains...

BP-LD. - Quelles sont les conséquences de cette opposition entre la culture implicite des Français et celle explicite des Américains ?

P.B. - Les Américains apprennent plus rapidement car ils peuvent nommer les choses et dire simplement ce qui ne va pas. Les Français évitent la confrontation par une exquise politesse ou alors vont au conflit, sans zone entre les deux qui permettrait d'énoncer un problème tel quel et de le résoudre calmement.

On a dit de la langue française que c'était la langue des cours d'Europe et de la diplomatie car elle était la plus précise, moi je pense que c'est la langue qui permet d'être imprécis le plus précisément. L'implicite permet aux Français toutes les nuances de gris alors que les Américains sont à l'aise de façon binaire, soit avec un blanc très blanc soit avec un noir très noir... La façon de penser est donc radicalement différente d'un côté et de l'autre. Les Américains vont creuser la situation jusqu'à la rendre la plus binaire possible pour pouvoir répondre oui ou non, alors que les Français cherchent à avoir une connaissance très fine et à relier les concepts entre eux. Pour les uns on sépare pour connaître, pour les autres, on relie pour connaître. D'où un câblage mental radicalement différent...

BP-LD. - Quelles sont les bases culturelles sous-jacentes dans les difficultés que rencontrent en ce moment la France et les ÉtatsUnis ?

P.B. - On a un choc de peux cultures à prétention universaliste, imbriquées une dans l'autre, et dont chacune doit sa naissance pu sa survie à l'autre : voir Lafayette et le débarquement de 1944. D'où l'attente d'une relation indissoluble qui n'est pas réaliste. D'une part, les Français manifestent à intervalle régulier et assez brutalement un besoin de prise de distance avec les Américains. Exemple la sortie de l'OTAN ou plus récemment la position par rapport à l'Irak. D'autre part, ils ne supportent pas d'être en position inférieure face à un pays pour lequel c'est un peu « America über alles ». Enfin il y a une tonalité religieuse et messianique dans le comportement du clan Bush qui est intolérable pour les Français. Du côté des États-Unis, il est impossible de comprendre qu'un allié ne fasse pas ce qu'on lui dit de faire. Donc, ça coince pour l'instant...

Propos recueillis par Frank MAUERHAN

(1) Village Mondial; disponible gratuitement sur le site www.pbaudry.com
(2) Groupe ESC, 29 rue Sambin à Dijon - 18 h 30

Pascal Baudry

Psychanalyste de formation, ingénieur, titulaire d'un « master of business administration », Pascal Baudry s'est installé aux USA en 1985. Il y a fondé le cabinet de conseil WDHB Consulting Croup à Berkeley, près de San Francisco, une société qui est classée, en rythme de croissance, 89e entreprise de la région de San Francisco. Il a publié en 2003 le livre « Français et Américains, l'autre rive » dans lequel son propos est moins de comparer les deux cultures que d'aider les Français « à se voir de l'extérieur ». Il est ce soir l'invité du groupe ESC Dijon Bourgogne dans le cadre du développement de sa stratégie internationale. Il dialoguera à cette occasion avec Alex Miles, américain et professeur à l'ESC.