Le Nouvel Economiste - Transatlantic

INTERCULTUREL
L'incompréhension est-elle inévitable ?

Les différences culturelles et de management entre Français et Américains provoquent malentendus et incompréhensions. Consultant en management transculturel, Pascal Baudry décode ces multiples sources de différends...

Dans son livre Français et Américains, L'Autre Rive (Village Mondial, 2004), le consultant en management transculturel Pascal Baudry, Français installé depuis 20 ans- en Californie, examine les structures de fonctionnement des organisations françaises à la lumière des différences culturelles et de l'expérience américaines. Depuis près d'une décennie, son cabinet, WDHB, emmène des patrons et grands managers français et européens aux Etats-Unis, pour leur faire opérer un changement radical de perspective au contact d'autres façons de penser et d'agir. Parmi ses clients, PPR, L'Oréal, Société Générale, Carrefour, Auchan, Bouygues, Décathlon, France Télécom, EADS, Tractebel, Deutsche Telekom, ABB... Facilitateur culturel, WDHB développe une activité de conseil ayant pour but d'éviter l'échec de fusions acquisitions transatlantiques : la société intervient en joignant les deux comités de direction, afin de leur permettre de mieux se connaître et de développer une vision commune. Témoin parfois amusé de beaucoup d'incompréhension, Pascal Baudry partage son expérience de tout ce qui peut mal tourner dans une acquisition franco-américaine. Avec exemples concrets.

"Les échecs se produisent généralement sur des facteurs culturels, qui ne sont presque jamais pris en compte dans les négociations. Or les Français pensent, en général à tort, que les Américains leur ressemblent, et qu'ils les comprennent bien. Quand une équipe dirigeante française pense avoir résolu tous ses problèmes, c'est souvent sur la base d'une compatibilité personnelle entre les dirigeants. "Conséquence immédiate : bien souvent, et même si le phénomène se réduit depuis quelques années, les acheteurs français n'effectuent pas assez sérieusement la due diligence sur leurs cibles potentielles."Un exemple connu, le réveil désagréable d'Accor après son acquisition, voici plusieurs années, de la chaîne hôtelière 2 étoiles Motel 6. Faune de sérieuses procédures de sécurité, ses dirigeants ont découvert trop tard qu'on y avait commis une série de meurtres. Un tribunal américain a débouté la direction d'Accor, qui avaient essayé de se retourner contre l'ancien propriétaire de la chaîne: les magistrats ont jugé que le problème aurait dû apparaître (et être pris en compte pour l'établissement du prix) au cours de la due diligence."

"Les Français sont davantage centrés sur la relation, les Américains sur le résultat", explique Baudry. Paradoxe : quand une entreprise française se centre entièrement sur les chiffres cela peut être suspect. "C'est parfois une technique d'évitement : on demande toujours plus de chiffres pour retarder la prise de décision. Ce qui est mal interprété par les Américains."

Quand ceux-ci font des erreurs, c'est autant pour des raisons culturelles en général pour avoir refusé de percevoir des différences irréductibles, et avoir voulu imposer une formule sans effort d'adaptation. "EuroDisney sans alcool, c'était une gaffe culturelle, conclut Baudry. Tout comme avoir imposé aux sous-traitants des pénalités de retard sans marge de manoeuvre, alors que le retard fait partie des habitudes françaises..." Il a été saisi d'un dossier plus récent, lors de l'acquisition par une entreprise californienne de biotechnologie d'affaires similaires en France, en Angleterre et en Allemagne. La maison mère lui explique son problème : il n'y a qu'en France que l'on ne parvient pas à faire signer un questionnaire à tous les cadres de l'entreprise; les Allemands et les Anglais s'y sont pliés sans problème. "On demandait à tout le monde d'attester qu'ils avaient bien connaissance de la charte éthique de l'entreprise, on leur de mandait s'ils s'étaient livrés eux-mêmes à des actes délictueux ; s'ils connaissaient des gens qui s'étaient livrés à des actes délictueux ou qui étaient en contravention avec la charte en question, et si oui, leurs noms." Pour les Français, cela est pris comme une attaque sur le terrain de l'honneur, avec un document qui leur demande de se mettre plusieurs fois en situation d'être sanctionnés, et de pratiquer la délation...

A.-E. M.

Bonnes feuilles.
La réalité dépasse la fiction

A propos de la filiale américaine d'un groupe français. Extraits.

(...)J'ai interviewé des dirigeants et des cadres supérieurs dans des entreprises françaises très diverses et dans leurs filiales aux États-Unis. La constance avec laquelle les uns et les autres se plaignaient des mêmes choses me donne à penser qu'on est en présence de phénomènes liés aux cultures nationales et non aux cultures d'entreprises. Voici une histoire composite, reconstituée a partir d'éléments disparates mais réels. Le dirigeant américain de la filiale, peu familier avec la culture française, est convoqué au siège parisien et y discute avec son patron français des objectifs pour la prochaine période budgétaire. Satisfait d'en avoir fini, quoique deux ou trois points n'aient pas été complètement clarifiés, il rentre aux États-Unis et s'attend à pouvoir fonctionner avec clarté au cours de la période qui s'ouvre, et à être jugé sur la bottom-line, comme il l'avait négocié par avocats interposés lors de son embauche, ce qui avait "tout de même un peu surpris" alors à Paris. Puis un dirigeant du siège l'appelle et lui fait comprendre qu'"il se rait bien vu" qu'il prenne son filleul en stage, bien que celui-ci n'ait pas de qualifications particulières.

Ensuite, il reçoit des demandes continuelles de précisions chiffrées sur divers points de détail, avant de voir débarquer un jeune contrôleur de gestion qui produit une masse de rapports envoyés derechef outre-Atlantique. Enfin les objectifs restent les mêmes mais, sans que cela lui ait été annoncé, une ressource clé lui est soustraite, alors qu'il se croyait naïvement responsable du résultat. Puis l'un des "hauts dirigeants" français, auquel il n'est pas rattaché directement, lui dit au dessert, à l'occasion de son passage à la filiale : "Il ne faut pas attacher trop d'importance à toutes ces histoires d'objectifs, moi, ce n'est pas comme ça que je juge les hommes. "Une demande de clarification sur ce qu'il entend par là reçoit pour réponse un geste évasif et une bouffée de fumée.

Fortement perturbé dans les mois qui suivent par de nombreuses demandes ponctuelles apparemment pusillanimes et sûrement hors des objectifs négociés, notre homme se risque à refuser tout de go l'une d'entre elles, excipant du fait qu'il ne peut tout à la fois la satisfaire et consacrer le temps nécessaire à l'atteinte des résultats attendus par le siège. Ce crime de lèse-majesté est très mal pris à Paris, où des mots très durs sont prononcés sur ce Yankee, qui ne va tout de même pas nous donner des leçons, après quoi il est décidé, sans le consulter, de le flanquer d'un adjoint français et de le rattacher à un vieux de la vieille. On l'a deviné, c'est cet "homme de confiance" qui prendra, "provisoirement", la direction de la filiale après le départ de notre Américain.

On voit là le choc de deux perspectives, l'une explicite, centrée sur le contrat et sur l'atteinte des résultats, l'autre personnaliste, reposant sur la confiance individuelle, largement implicite et fortement imprégnée d'esprit féodal. Ces deux mentalités sont radicalement incompatibles, et encore plus lorsque chacun, engoncé qu'il est dans sa propre logique, est incapable de prendre le recul nécessaire pour s'apercevoir que, la perspective de l'autre étant différente de la sienne, une métacommunication est nécessaire, au niveau six de l'interculturalité. Heureusement, un certain nombre de groupes français ont su passer à un fonctionnement plus "à l'américaine", dont quelques-uns avec beaucoup de succès. Mais se sont-ils complètement débarrassés de toute trace de féodalisme ?