Le Figaro Magazine - Mai 2003

France/Etats Unis: nos liaisons dangereuses

Pascal Baudry, résident à Berkeley, en Californie, fondateur de WDHB Consulting Group et professeur au MBA de l' Ecole nationale des ponts et chaussées, publie "Français & Américains : l'autre rive", aux éditions Village Mondial/Pearson.

Vous êtes français et établi aux Etats-Unis ; votre principale activité aujourd'hui est d'aider vos compatriotes à mieux comprendre les Américains...

En effet. J'ai d'abord exercé le métier de psychanalyste avant de devenir cadre dirigeant, d'abord en France puis aux Etats-Unis, où j'ai créé une société de conseil s'adres­sant aux entreprises européennes désireuses de réfléchir à leur straté­gie outre-Atlantique. J'ai fondé une famille il y a ving tcinq ans avec une femme américaine : mes enfants, nés en France, sont devenus améri­cains, et ma vie de couple a été un premier terrain d'observation. Ainsi, dans le couple américain, pour évi­ter de fâcher l'autre, une déclaration d'amour appellera instantanément une déclaration similaire : « I love you » - « I love you, too » de façon quasi machinale - ce qui peut nous paraître un peu niais ou pesant. Dès qu'on a fait une plaisanterie, il convient d'en avertir l'autre : « It's a joke ! » ou « I'm kidding ! ». De même encore, si, le mardi, vous dites à vos enfants que vous les emmènerez au zoo le dimanche, ils vous attendront de pied ferme au matin du jour dit ; car différer la pro­menade reviendrait pour eux à renier la parole donnée. Les Fran­çais, plus sensibles à l'air du temps, à la fantaisie de l'instant, ou simple­ment moins rigoureux, sont bien vite décalés dans un tel univers. Alors que les Français vivent dans l'implicite, les Américains, eux, sont dans l'explicite. La nonne made in (USA veut que le mot égale la chose. C'est parfaitement logique si l'on songe que ce peuple s'est formé à partir d'immigrés venus de la pla­nète entière : il fallait apporter à ceux qui posaient des questions dans un mauvais anglais des ré­ponses simples et claires pour qu'ils puissent en tirer profit. C'est ainsi qu'en deux siècles et demi l'on est passé de l'une des cultures les plus implicites du monde, l'anglaise, à l'une des plus explicites, l'améri­caine. D'où les malentendus qui émaillent constamment les relations entre Américains et Britanniques. Les Français n'y échappent pas non plus. Parce que nos compatriotes connaissent les mœurs, les produits et le continent américains, ils au­raient tendance à s'estimer proches de ce peuple, alors que, toutes pro­portions gardées, ils ressemblent davantage aux Japonais !

La population française s'est pourtant, elle aussi, constituée par vagues d'immigration...

Oui, mais elle attend de ceux qui souhaitent la rejoindre qu'ils four­nissent les efforts nécessaires à leur assimilation : les Français n'expli­quent pas leur code culturel aux autres, ils conservent une approche implicite. Et si notre langue a long­temps été celle de la diplomatie de par sa précision, paradoxalement, c'est qu'elle permet d'être le plus précisément imprécis ! L'implicite propre aux Français suppose de faire attention au sens, mais aussi à la rela­tion avec l'interlocuteur. L'écoute est plurielle et contextuelle, à la dif­férence de la communication amé­ricaine qui tente de se dépouiller de tout ce qui n'a pas strictement trait au message que l'on entend faire pas­ser, par des phrases courtes. Les Américains sont capables de tra­vailler durablement dans des bureaux sans fenêtres, contraire­ment à nous, qui avons besoin de savoir que le contexte est là. Et notre culture étant verticale (en dépit de la Révolution), la forme même de l'expression est un critère d'appré­ciation de l'autre, car notre façon d'être est éminemment critique.

D'où vient cette attitude ?

En grande partie de l'éducation. Un Français est critiqué plus de cent mille fois au cours de son enfance, tant par sa famille que par ses ensei­gnants, et le jugement porte sur qui il est (ce qui paraît irréversible), et non, à l'américaine, sur ce qu'il fait. A partir de là, il se crée une cuirasse qui lui permet de répliquer le modèle en se convainquant que s'il se met à critiquer les autres, il ne sera pas lui-même critiqué : avoir rai­son implique que l'autre a tort. De part et d'autre de l'Atlantique, la construction du noyau de person­nalité évolue selon des schémas dif­férents. Et cela dès la naissance. Chez nous, les cliniques d'accou­chement favorisent la fusion mère­-enfant. Aux Etats-Unis, elles les considèrent d'emblée comme des êtres séparés. Par la suite, les mères françaises et américaines adoptent une position opposée par rapport à leur progéniture. Lorsqu'un gamin va au square, la mère américaine le poussera toujours à aller jouer, elle lui laissera toute liberté, alors que la mère française commencera par l'abreuver de conseils : « Ne te salis pas », « Ne va pas trop loin », « Fais attention à ne pas tomber », etc. Si le petit Américain revient après avoir reçu un coup d'un camarade, sa mère le réconfortera, lui expliquera quoi faire la prochaine fois, et le ren­verra d'une formule lapidaire, telle que « Go have fun » - « Allez, va jouer » -, tandis que la française, après avoir protesté - « Tu n'en fais qu'à ta tête » ou « Avec toi, c'est tou­jours la même chose », etc. - conclura par cette menace : « Ou tu restes près de moi, ou nous rentrons à la maison. »... Cette différence d'éducation se retrouve au niveau des personnalités adultes : l'expres­sion très forte du « Go have fun » équivaut à un sevrage social pré­coce, une expulsion, qui conduit les Américains à se demander constam­ment s'il sont aimés ; on l'a vu en Irak ou ils s'attendaient à être reçus clans la liesse !

Est-ce pour cela qu'ils fréquentent tant les psychanalystes ?

Oui, et parce que leur éducation leur interdit la position dépressive. Dans le « Go, have fun », l'injonction de jouer vaut obligation de réussir. L'Américain n'a pas le choix de l'échec, de l'incapacité, de l'inertie, de l'inaction, du retour dans le giron de la mère. Au lendemain des attentats du 11 septembre, 62 % des Amé­ricains souhaitaient entrer en guerre, même si 61% d'entre eux ne savaient pas contre qui. Leurs films doivent toujours se conclure par le happy ending.

A l'inverse les Français, dont la mère les a retentis à ses côtés en les pro­tégeant sur le terrain de jeu, en déduisent que, sans elle, ils ne valent pas grand-chose et ne peuvent rien faire. Cette situation recèle un mes­sage implicite d'incapacité et engendre un comportement d'éter­nel second, à la Poulidor, sauf pour une minorité qui en réchappe par l'héroïsme, l'entrepreneuriat, la créativité. L'appartenance au cocon de la famille, de l'entreprise ou de la « mère patrie » est à la fois délicieu­sement confortable et insupportable car, pour s'assurer de son indépen­dance, l'individu devra agir par fou­cades, comme des grèves, des révoltes, des dissensions passagères, pour ensuite mieux rentrer dans le rang, dans le « mol oreiller » des 35 heures, des avantages acquis, de l'exception culturelle.

Quels sont les principaux reproches adressés par les Américains aux Français, et vice versa ?

Les deux peuples se reprochent mutuellement leur arrogance : aux Américains celle qu'ils tirent de leur force, aux Français celle qu'ils tirent de leur intelligence, de leur histoire et de la verticalité de leur système. Dans un dîner parisien, on n'hési­tera pas à faire étalage de ses rela­tions, de son pouvoir et de sa cul­ture, mais l'on considérera malvenu de faire allusion à sa fortune. La reli­gion marque beaucoup le compor­tement américain : dans un dîner outre-Atlantique, chaque convive va très vite savoir combien pèse l'autre en dollars car, pour ces descendants de puritains, afficher sa fortune revient à témoigner qu'on a accom­pli les volontés de Dieu en faisant fructifier le nouvel Eden qu'il a confié au peuple des élus. Alors que, en France, le mensonge est considéré comme relativement bénin dans la mesure où le catholi­cisme, contrairement au protestan­tisme, permet de l'effacer par l'abso­lution, les Américains, eux, s'en tiennent toujours à ce qu'ils disent. Pour les wasp - white anglo-saxon, Protestant - le mensonge conduit en enfer !

Est-ce à dire que les Américains sont plus simples que les Français ?

Oui, mais, pour être franc, il faut admettre que les deux cultures sont assez schizophréniques car, si les Français pratiquent à grande échelle la dissociation entre ce qu'ils disent et ce qu'ils font, les Américains, eux. renouent sur la scène internationale avec la tradition de la domination coloniale anglaise antérieure à la révolution américaine, et ne se considèrent pas tenus par leurs propres lois. C'est un phénomène que l'on retrouve assez fréquem­ment chez les peuples qui, après

avoir été colonisés, ont gagné leur indépendance. Les Américains sont indéniablement un peuple hégé­monique, ce qui est insupportable aux Français qui n'admettent pas de se trouver aux échelons inférieurs de la verticalité. La position de Bush, quand il déclare que tout ce qui n'est pas avec lui est contre lui, est emblématique de la position de son pays, même s'il ne représente que la petite minorité des néo-conserva­teurs, qui a confisqué le pouvoir au sein de ce qu'on pourrait qualifier de « dictature démocratique ».

Croyez-vous que nos relations vont être durablement altérées ?

Si le bon peuple américain a vite accepté que la France soit son bouc émissaire, alors qu'elle défendait les mêmes positions que la Russie et l'Allemagne, cela tient aux relations historiques très «fusionnelles»

qu'entretiennent les deux pays : cela me fait penser à deux frères qui, au sein de la famille, auraient de temps en temps besoin de faire des éclats pour mieux s'assurer qu'ils sont à une distance supportable l'un de l'autre avant de se réconcilier. Les Américains savent que les Français sont leurs parents, mais ont du mal à l'assumer car ces derniers cher­chent continuellement à se rassurer sur leur capacité d'indépendance, et ne sont jamais là où on les attend. Il n'en reste pas moins que la tradi­tion historique les rend indisso­ciables, et c'est pourquoi l'actuelle phase de tension sera sûrement sui­vie d'un regain de cette affection ambiguë qu'ils se portent mutuelle­ment. Mais les dirigeants américains ne toléreront pas une montée en puissance de l'Europe qui viendrait menacer leur hégémonie, et ils cher client à contrer les initiatives françaises dans ce domaine.

Que souhaiteriez-vous voir évoluer dans le paysage français ?

Je propose d'effectuer un tri entre les valeurs qui méritent d'être défen­dues au nom du génie français et celles qui entravent l'épanouisse­ment du pays. La protection, la fri­losité excessive, le refus de l'indivi­duation par rapport à la meute nous conduisent à nous replier sur nous-­mêmes, à penser petit, à nous désin­téresser du bien commuai. Le Fran­çais a la pénurie chevillée au corps, il croit toujours que les autres réus­sissent à son détriment, alors que l'Américain se situe dans une optique d'abondance où il y a place pour la réussite de tous. La paralysie de notre justice stupéfie de l'autre côté de l'Atlantique : pour un scandale financier comme Enron, les premières décisions judi­ciaires sont intervenues dans un délai de onze mois, alors qu'il faut attendre douze, voire quatorze ans en France pour que la justice passe. Tout cela doit changer. Cela étant, le mouvement qui s'est amorcé chez nous il y a une vingtaine d'années progresse inexorablement. Actuel­lement, nous en sommes à la juxta­position de l'ancien système et d'un nouveau, largement porté par les médias et inspiré de la société amé­ricaine. D'où une confusion, et aussi un risque assez sérieux d'explosion, du fait de la personnalité fonda­mentalement dépressive du Fran­çais. Maintenant, la société française est à la recherche du père symbo­lique, parfois sous la forme d'un homme providentiel comme Napo­léon, qui rendrait toute sa place à la loi et « ferait le ménage » assez rapidement pour que la population n'ait pas à en souffrir. L'accélération de la modernité se fera sous la pression de l'Europe, laquelle, par exemple, est en train d'importer Lm droit et, des pratiques comptables inspirés des pratiques américaines. Qu'on le veuille ou non, tout cela va s'impo­ser à l'Etat français. Du fait de la glo­balisation la « performance » devient incontournable, et elle passe par une explicitation des résultats allant dans le sens de l'américanisation croissante de la société française. Faut-il s'en alarmer ? Au contraire. A condition de réfléchir à notre cul­ture et de savoir en défendre les magnifiques particularités !

Propos recueillis par Catherine Nay et Patrice de Méritens

Français et Américains, l’autre rive
Pascal Baudry, Editions Village mondial, 224 pages

Lire, gratuitement, la version électronique : www.pbaudry.com/