Le Nouvel Observateur

Ces Français qui veulent changer de pays

Tout allait plutôt bien pour Axel Fromont et son épouse, Sylvie. A la fin des années 1990, alors que la croissance était encore florissante, ces jeunes Parisiens pas tout à fait trentenaires ne voyaient devant eux que des portes ouvertes. Lui, ingénieur diplômé d'une bonne école francilienne, avait décroché sans difficulté un CDI chez Bouygues Telecom. Elle, fraîchement sortie de l'Ecole de Management de Lyon, s'apprêtait à grossir les rangs des cadres de L'Oréal. Point de jobs précaires, point de salaires chétifs, ni de servage moderne à l'horizon. Mais voilà. Ce couple d'élite en a eu ras le bol du pays de Voltaire. En 1999, Axel et Sylvie ont démissionné, plié bagage et sont partis à l'aveugle chercher fortune aux Etats-Unis. "Nous voulions échapper à la voie toute tracée qui nous était imposée, ce côté déjà écrit des entreprises françaises", se souvient Axel. Il nous aurait fallu attendre deux, peut-être trois ans, avant de partir à l'étranger : C'était frustrant ! Les voilà à New York, en train de prendre langue avec les employeurs et ébahis de ce qu'ils découvrent. "Là-bas, il n'est pas utile d'envoyer un CV et d'attendre une réponse trois mois : ils vous convoquent illico et se montrent très ouverts". En deux temps trois mouvements, le couple décroche un emploi et s'installe dans la 57ème Rue, à deux pas de Central Park. Et découvrent, stupéfaits, l'incroyable souplesse de la hiérarchie locale et les possibilités offertes de grimper les échelons, inconcevables en France. “La vie américaine fiévreuse, enthousiasmante, un peu usante aussi. C'est en tout cas une expérience indépassable”, s'enflamment nos deux néo-New-Yorkais.

Combien sont-ils, ces Français qui comme eux ont choisi de prendre le large ? Les statistiques officielles sont à manier avec précaution, mais selon les estimations consulaires ils étaient 2,2 millions en 2004, soit 62 000 de plus que l'année précédente. L'équivalent d'une ville comme Issy-les-Moulineaux (92) qui a fait son baluchon ! Difficile de tirer des conclusions définitives sur ces flux, car ils mêlent indistinctement tous types de population : l'étudiant qui passe sa licence d'histoire en Allemagne; le chanteur à succès qui planque son magot en Suisse, le boulanger qui ouvre une échoppe à Montréal ; le financier qui plonge dans le grand bain de la City ; ou la jeune infirmière qui consacre un an à soulager les plaies dans les favelas... Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'entre 1995 et 2004, la population expatriée a crû de 34%. Un sacré bond comparé à la décennie précédente, où cette croissance ne dépassait pas les 20 %.

Pas de quoi, cependant crier à l'hémorragie. “Historiquement, les Français s’expatrient peu, contrairement aux Allemands, aux Italiens ou aux Britanniques”, rappelle Catherine Wihtol de Wenden, spécialiste des flux migratoires au CNRS (Ceri). Cela tient au fait qu'au XIXème siècle, siècle très migratoire, la France était plus riche que ses voisins. Et puis nous sommes un pays où l'on estime ne pas vivre trop mal et qui traditionnellement n'est pas très ouvert à l'apprentissage des langues étrangères. Autre cliché à balayer: les Français n'ont pas attendu l'existence des Airbus pour aller respirer l'air ailleurs. La politologue Suzanne Berger rappelle dans son livre “Notre première mondialisation” (Seuil) comment, avant la Première Guerre mondiale, les entrepreneurs européens, dont bien des Français, se précipitaient pour créer des entreprises en Russie - la Chine d'alors: « La Russie faisait rêver parce qu'en 1900 c’était un pays de 133 millions d'habitants [...] avec une industrie peu développée". Seule certitude : la construction européenne et la mondialisation ont ces trente dernières années, fait exploser les frontières et, en premier lieu, les frontières mentales. Aujourd'hui, grâce au programme Erasmus, plus de 20 000 étudiants jouent les Romain Duris dans “l'Auberge espagnole” - film générationnel s'il en est - en passant un an dans une université européenne. Il n'est plus d'école de commerce ou d'ingénieurs qui ne recommande - et parfois ne contraigne - ses troupes à aller voir du pays. Idem pour les apprentis chercheurs. “Ce n’est plus seulement la crème des étudiants qui part, mais des jeunes de tous les milieux, de tous les niveaux", analyse Hélène Charvériat, déléguèe générale de l'Union des Français de l'Etranger (UFE), une association d'aide et d'information aux expatriès. Cela me semble révélateur d'une ouverture au monde, d'une envie de s'autonomiser tout à fait positive et qui s'est démocratisée depuis une dizaine d'années seulement.”

Va pour l'ouverture au monde. Mais il est évident qu'on va aussi chercher ailleurs ce qu'on a du mal à dénicher sur place. Il n'est qu'à constater la situation cataclysmique des moins de 30 ans sur le marché de l'emploi pour comprendre que peu de chose les retient en France. Car d'un bout à l'autre du spectre, qu'ils soient sortis du système scolaire sans qualification ou qu'ils se destinent à des postes d' “intellos précaires”, les jeunes pâtissent à des degrés divers, de toutes les faiblesses du “modèle” français. Le chômage, bien sùr, comme le rappelle une récente étude de la Direction de l'Animation de la Recherche des Etudes et Statistiques (Dares) : “Durant la période 1975-2002, le taux de d’emploi des 15-29 ans en France a chute de 14 points passant de 55 à 41 %.”. Mais pas seulement, indique l'étude, qui recense toutes les misères endurées par les jeunes : part très importante des emplois de courte durée, salaires faibles... Sans oublier cette spécialité hexagonale : la “surréaction au cycle économique”. En clair, quand la conjoncture se dégrade en France, ce sont les jeunes qui trinquent les premiers. Et moins ils sont diplômés, plus leur chute s avère douloureuse.

Edouard Jeunet, lui, n'a jamais eu l'occasion de dégringoler. Ce Jurassien de 26 ans n'a pourtant qu'un bac en poche, c'est-à-dire zéro qualification pour un employeur français. Mais voilà, il a choisi de traverser la frontière Suisse depuis près de trois ans. Aujourd'hui installé à Berne, il a décroché l'équivalent d'un CDI dans un magasin de matériel de montagne: “Mon salaire est d'environ 2 600 euros par mois, ce qui est presque le double de ce que je toucherais en France. Et la vie là est seulement 30% plus chère que chez nous. C'est donc très avantageux.”
Comme beaucoup de jeunes expatriés, il a trouvé hors de nos frontières ce qui manquait cruellement à son épanouissement. Non pas des conditions de travail mirifiques - nos voisins sont presque toujours plus exigeants en termes de flexibilité que le pays des 35 heures -, mais ce privilège, immense: ne jamais entendre “vous n'avez pas assez d'expérience” ou sa variante “vous n'êtes pas assez diplômé” assenés par nos DRH. Et surtout, démontrer qu'on est capable de bien bosser sans avoir à le prouver par son CV.

Cette ouverture est recherchée par nos expatriés, notamment lorsqu'ils s'orientent vers les pays anglo-saxons. “Aux Etats-Unis, on voit d'abord ce qui peut marcher, en France, on n'arrête pas de prendre son élan !”, confirme Pascal Baudry, résidant en Californie depuis presque vingt ans, auteur de “Français et Américains, l'autre rive”. Il dresse d'ailleurs ce constat inquiétant : “De plus en plus de Français veulent s'établir aux Etats-Unis, non pour construire un projet précis mais pour ne plus rester en France, qui leur apparaît sur la pente du déclin. C'est une veritable fuite.”
Et si la fracture entre les expatriés, notamment les jeunes, et leur pays était plus profonde qu'on ne l'imagine ? Et si elle reposait moins sur une conjoncture morose que sur un irréparable hiatus culturel ? C'est ce qu'avance Olivier Galland, codirecteur de l'ouvrage “les Jeunes Européens et leurs valeurs” (La Découverte). “Il y a un décalage, un divorce meme entre les jeunes et notre société", s'inquiète le sociologue, qui se souvient d'un fameux débat télévisé lors du référendum sur la Constitution européenne. On y mesura l'abîme qui sépare un Jacques Chirac bien dans ses mocassins et des jeunes les pieds dans la gadoue. Il ne s'agit pas d'un conflit de valeurs comme dans les années 1960, mais d’une sorte d’indifférence mutuelle, explique Olivier Galland. La France et son école mettent sur un piédestal la culture livresque traditionnelle, qui n’est plus celle des jeunes d’aujourd’hui. Villepin est l'incarnation de cette France qui glorifie le passé et ses grands hommes. C'est incompréhensible pour des Lycéens. On comprend dès lors que ces derniers soient attirés par les contrées perçues comme moins “poussiéreuses” et plus en phase avec la civilisation de l'image.

C'est aussi parce qu'à l'étranger on est moins à cheval sur les apparences, les bonnes manières, voire la bonne couleur de peau, que certains décident de filer à l'anglaise. Exemple: Nadir. Ce trentenaire d'origine maghrébine a quitté sur un coup de tête sa cité de L'Ile-Saint-Denis (93) pour passer quelques années en Australie. “En arrivant à Sydney, c'est incroyable, je suis devenu Français ! Et même mieux que ça : un blanc ! Plus de problèmes pour trouver un boulot, entrer dans une boîte de nuit ou trouver un logement.” En s'expatriant, Nadir n'avait qu'un équivalent du bac et un petit casier, à cause de quelques broutilles de jeunesse. On imagine la galère que lui aurait value un tel pedigree en France. Les Australiens lui ont proposé de... s'occuper d'enfants ! Et le plus beau, c'est qu'il excella dans ce job. Etonnant, non ?

Arnaud Gonzague, Extrait du journal “Le nouvel observateur”, n°2133, 22 au 28 septembre 2005